L'immigrant


Foujino a 28 ans quand il s’embarque à Tokyo sur le bateau qui le mènera en France, mais il arrive à Paris sur un malentendu : il croit atteindre le centre artistique mondial. Mais, si Paris est toujours peuplée d’artistes, elle sort meurtrie de la guerre. Le centre de gravité s’est déplacé à New York où, après les pionniers comme Marcel Duchamp, puis les exilés qui avaient fui le nazisme, une nouvelle vague d’immigrés européens, André Breton et ses amis peintres notamment, sont venus, pendant la guerre, féconder la vitalité américaine. Ainsi, de façon paradigmatique, le geste pictural de Pollock, le "dripping ", est-il une systématisation de l’écriture automatique, appliqué à la peinture par Max Ernst et André Masson et que la jeune génération va déployer à l’échelle de l’Amérique victorieuse. Cette expression picturale libérée sera très activement encouragée par la société et les institutions américaines à qui elle servira d’emblème. Paris, en comparaison, fait figure d’une petite ville déchue.

Foujino quitte un Japon vaincu. Mais ce pays, accablé par le coup de grâce de la bombe atomique va connaître un sursaut et, sur le plan artistique, des avant-gardes vont bientôt s’y manifester (autour du groupe Gutaï et de la peinture informelle notamment) qui exploreront des voies tout autres que celle de Foujino. Juste auparavant, sans doute désorienté par une guerre qui a oblitéré sa jeunesse et, dans la quête d’un absolu, auquel son tempérament le prédisposait, Foujino s’est converti au catholicisme, encouragé dans ce sens par le moine bouddhiste qui lui servait de guide spirituel. Il faut dire qu’au départ, il avait, au contraire, résolu de convertir au bouddhisme zen la religieuse qui lui enseignait le français. Mais, disait-il, " Dans le bouddhisme, la Charité " Amida " ce n’est qu’à la fin des temps. Or il me semblait, à moi, que, pour comprendre les hommes, Dieu aurait dû se faire homme. Et voilà que j’ai découvert l’incarnation ! Vie-mort et résurrection. Je n’ai pas demandé le baptême à cause de la vérité, mais parce que j’ai été enchanté ". A son beau prénom japonais de Shusaku, qui signifie " création du monde ", il a ajouté le nom de Paul, en hommage à celui qui a donné au christianisme une dimension plus universelle que celle d’une petite secte juive dissidente.

Paradoxalement donc, ce grand et long voyage en bateau vers l’occident inscrit le destin de peintre de Shusaku Paul Foujino dans un certain isolement. D’ailleurs, alors que tous les passagers descendaient à Marseille, il préfère contourner d’abord l’Europe pour ne débarquer finalement qu’à Anvers. En arrivant à Paris, Paul Foujino va se trouver en contact avec des artistes post-cubistes, tournés vers une abstraction dont le lyrisme correspond à une profonde aspiration philosophique ou religieuse, mais cette relative solitude est peut-être ce qui lui aura permis de développer une œuvre authentique, marqué par une progressive " conquête de l’espace ", qui se concrétisera par d’amples réalisations architecturales, dans lesquelles la peinture " fera le mur ", se libérant de la planéité du tableau. C’est ce même élan, cette même soif de liberté qu’il étanchera dans une sorte de métissage mental entre une conception du monde extrême-orientale et sa foi chrétienne, dans une recherche spirituelle de plénitude, de sagesse et d’amour.


Le climat parisien des années cinquante

Si le climat qu’il va trouver à Paris n’est pas tragique comme celui qu’il laisse au Japon, dans les deux cas il s’agit cependant d’un mélange de traumatisme et de nécessité de reconstruire. A l’image des tickets de rationnement qui perdureront plusieurs années après la fin de la guerre, le paysage quotidien des parisiens est fait d’une certaine pénurie. La vie n’est pas facile. Si la Libération a engendré une joie populaire et même une certaine insouciance, en contrepoint à l’angoisse des années passées, l’heure est aussi à la remise en question. Et, combinée avec une certaine tradition de la peinture française depuis Cézanne, cette ambiance de gravité va déterminer, pour une part, la tonalité picturale de cette période.

En parallèle avec les recherches figuratives d’un Picasso ou d’un Matisse, les courants picturaux les plus représentatifs dans le Paris d’après-guerre se caractérisent par une abstraction qui se développe dans deux directions : d’un côté, sur la lancée du surréalisme et nourrie de l’ambiance existentialiste (Sartre, Merleau-Ponty), se développe une tendance "informelle", "tachiste", (Fautrier, Dubuffet, Michaux, Wols…) de l’autre, dans une filiation cézanienne, une tradition post-cubiste, approche exigeante de la peinture, marquée par un souci de composition rigoureuse, qui s’appuie souvent sur la géométrie. Une attention très grande est portée aux constituants physiques de la peinture : la couleur, mais aussi sa matérialité qui se marque souvent par des empâtements. La formule d’ " art concret " revient souvent pour qualifier cette peinture qui interroge très physiquement ses moyens d’expression. C’est sur ce deuxième versant que Foujino va évoluer.

A travers ce qu’on qualifie souvent de " paysagisme abstrait ", la plupart des peintres de cette mouvance recherchent une " image intérieure ". On pourrait dire qu’une certaine conception platonicienne, une certaine méfiance envers l’image, fait retour. La préoccupation philosophique de ces artistes semble être la réponse à la question de savoir ce qui est le réel. " Le réel c’est ce que je n’avais pas vu avant et qui brusquement apparaît sous le pinceau ou le crayon. Le réel est pour moi la révélation. […] Une forme, un signe que je ne connaissais pas ", dit Gustave Singier. Pour Manessier, la réalité, " c’est un poids intérieur. C’est une chaleur. C’est un cœur dans le sens pascalien. C’est une espèce de faisceau de toutes nos facultés animées par un cœur. C’est cela – sans illusions ni mensonges : l’apparence est un mensonge – dans tous les plans ". Raoul Ubac en conclut que "Le tableau crée un monde parallèle au monde extérieur. Pour lui, le monde est avant tout celui du désordre qu’il s’agit d’ordonner ". On pourrait multiplier les citations d’artistes qui convergent dans cette direction. C’est un état d’esprit assez général qui transparaît dans tous les entretiens radiophoniques de 1951 à 1957, que Georges Charbonnier a réunis dans son livre publié chez Julliard en 1959, Le Monologue du peintre. Il en résulte que la peinture devient une recherche très intériorisée. Bissière invite à "apprendre à moins regarder autour de soi et à plus regarder en soi ". Ancien élève de l’Ecole Centrale, Charles Lapicque récuse le caractère réaliste de la peinture classique et, faisant référence au philosophe chrétien Gabriel Marcel, théorise même ce rapport au monde du peintre : " la réalité n’est pas objective, mais […] trans-subjective. C’est entendu, il faut donc un sujet ; mais il faut qu’à travers ce sujet quelque chose d’autre paraisse, et quelque chose appartenant au monde, à ce qu’on appelle le monde, tout de même, et qui soit la réalité. C’est cela qu’on appelle la réalité ". Bazaine suggère que le peintre cherche, " sous cette pluie d’apparences, les grands signes essentiels qui sont à la fois sa vérité et celle de l’univers ".

Tous ces artistes, parfois sans le dire, revendiquent donc une certaine spiritualité au cœur de leur démarche. La matérialité de leur peinture est paradoxalement la marque, l’incarnation d’une religiosité très profonde. C’est d’ailleurs dans cette période, qu’autour de la revue Art sacré, le père Couturier, un dominicain, organise un renouveau de la peinture religieuse, enfermée depuis un siècle au moins, dans les poncifs de l’iconographie saint-sulpicienne. Le Corbusier va édifier son église de Ronchamp (1950-1955) et de nombreux peintres feront " leur " chapelle, le plus célèbre étant bien sûr Matisse avec sa chapelle du Rosaire à Vence. " J’ai commencé ma vie avec le profane, dit-il, et voici qu’au soir de ma vie, tout naturellement je termine par le divin ". Pour lui, comme il le dit, à la même époque à Georges Charbonnier : " Tout art digne de ce nom est religieux ". D’autres artistes concevront " leur " chapelle : Cocteau à Milly-la-forêt, ou le Japonais Foujita à Reims. Mentionnons aussi Léon Zack, un artiste moins connu, pour qui l’abstraction représente un " geste intérieur ". C’est lui qui, 25 ans plus tard, conseillera le choix de Foujino pour l’église de Cuvat.
De nombreux autres artistes mériteraient d’être évoqués qui ont marqué la scène artistique de ce qu’on appelle curieusement cette " École de Paris ", pourtant si diverse Nicolas De Staël, André Lanskoy, Viera Da Silva, Bram Van Velde, Zao Wou Ki... Notons seulement l’importance de l’apport de nombreux étrangers à la scène artistique parisienne de cette époque. Étant donné la relation très forte qui le rattache à Foujino, il est nécessaire de s’attarder sur l’œuvre du peintre belge Joseph Lacasse qui, à sa façon, est bien représentative de ce climat artistique parisien des années cinquante.


L’influence de Joseph Lacasse (1894-1975)

Sans repères à Paris, Foujino avait d’abord fréquenté l’Académie Jullian, puis, pendant un an, l’Ecole des Beaux-Arts. Mais, dans l’atelier de Souverbie qu’il pratiquait, la peinture abstraite était proscrite. Un jour qu’il était venu, en quête de conseils, impasse Ronsin rendre visite à Brancusi, il attendait dehors sous la pluie. Joseph Lacasse, un voisin, l’invite à s’abriter dans son atelier. Foujino restera chez lui pendant deux années.

Né en 1894 à Tournai, en Belgique francophone, Joseph Lacasse est issu d’une famille ouvrière, bienveillante cependant envers ses aspirations artistiques qui se manifesteront très tôt. Peu docile à l’école, il commence, dès l’âge de 11 ans, un apprentissage de peintre en bâtiment. Tout en travaillant avec son père, comme ouvrier carrier – les carrières auront une grande influence sur son œuvre – il suit, en élève libre, les cours de l’académie des Beaux-Arts de Tournai en même temps qu’il apprend, auprès de Charles Hourdequin, un ami artisan de son père, les ficelles du métier de décorateur (faux marbre, bois, composition décorative, lettres, etc…).

Totalement à l’écart des influences artistiques de son temps, du fait de son milieu social et provincial, Lacasse se singularise par ses intuitions qui le situent dans une contemporanéité avec les artistes les plus connus de cette période : l’historien de l’art Michel Seuphor souligne la concomitance et la parenté de certaines de ses peintures – les fleurs dans mon jardin (1909) ou la série au pastel des cailloux (1910) notamment – avec les premières aquarelles abstraites de Kandinsky en 1910 et 1911. Certaines toiles, inspirées des paysages de l’Escaut (1909), ou de fours à chaux (1910), anticipent sur le futurisme d’un Boccioni ou d’un Severini quelques mois plus tard. Une peinture utilisant un miroir pour support, le miroir de ma grand’mère de 1911, a l’audace de la nature morte à la chaise canée que Picasso peindra l’année suivante ; on a même le sentiment qu’on n’est pas loin de l’idée du ready made, telle qu’elle s’imposera à Marcel Duchamp avec sa roue de bicyclette en 1913. Des tableaux, représentant des carriers (1911-1913), sont très proches d’oeuvres cubistes de la même année, de Jacques Villon, frère du précédent, en particulier. Une petite toile de 1914, intitulée L’enfer, est même stylistiquement prémonitoire du Guernica de Picasso.

Etrange personnage que ce Joseph Lacasse, en figure d’artiste sauvage, retrouvant les intuitions de son époque de manière spontanée, en dehors de tout contact avec les avant-gardes. Un peu comme Giotto, petit berger découvert par Cimabue dans la campagne en train de dessiner ses moutons, à la fin du 13ème siècle ! On a dit qu’il avait tendance à antidater certaines de ses œuvres. Mais ce sont peut-être là des amabilités d’artistes. Une observation attentive des moyens utilisés et du support en particulier, rend très plausible, pour la plupart d’entre elles, la date de la signature. Lacasse était un instinctif, un impulsif aussi. Tout au long de sa vie, son caractère ombrageux, revers de sa générosité, le fâchera avec bien du monde.

Après une interruption de son activité artistique pendant la guerre – il sera prisonnier et s’évadera plusieurs fois – il fréquente, en élève libre toujours, l’Académie de Bruxelles, fait la connaissance de Stéphanie Lupsin, fille d’un galeriste, qu’il épousera en 1927, voyage en Italie, en France, en Espagne.
En 1925 il s’installe à Paris, muni d’une lettre de recommandation pour Maurice Denis. C’est lui qui l’initiera à l’œuvre de Cézanne et qui l’introduira dans les milieux de l’art sacré. C’est à ce moment que Lacasse se convertit profondément au catholicisme. Il côtoie des écrivains comme François Mauriac, celui qui deviendra le Père Couturier et il commence à fréquenter Gleizes, le théoricien du cubisme, et surtout Delaunay. C’est donc, passé la trentaine, que Lacasse noue de véritables relations avec les artistes de son temps dont il a toujours été si proche. En 1927 il emménage dans un atelier de l’impasse Ronsin qu’il ne quittera qu’en 1964, quand il sera détruit pour l’extension de l’hôpital Necker. Il a, comme voisin et ami, Brancusi, admirateur de son œuvre et qui l’exhortera à faire de la sculpture, conseil qu’il ne suivra pas.

Son contact avec Delaunay va conforter sa conception de la peinture et l’engager dans un " néo-cubisme " délibérément abstrait. Un tableau de 1931, Magic Robert, témoigne, en guise d’hommage, de l’influence de ce que Guillaume Apollinaire appelait l’" orphisme ". Pourtant, la même année, il reçoit la commande de grandes fresques pour une chapelle à Juvisy. Il nourrit le souhait de ce genre de travail depuis plusieurs années. Mais son traitement de l’iconographie – une vision très populiste du Christ – amènera l’évêque à les faire lessiver, sans même l’en avertir. Lacasse intentera un procès et sera débouté. Il y perdra le peu d’argent qu’il avait gagné les années précédentes et devra travailler comme fort des halles pour subvenir aux besoins de sa famille – il vient tout juste d’avoir sa fille Francine. Cette mésaventure fera de lui un abstrait encore plus résolu et le posera plus encore en franc-tireur par rapport aux institutions. En 1933, désireux de créer un lieu où la peinture se montrerait sans le souci de plaire au marchand, il ouvre, dans son atelier d’abord, une galerie libre, l’Equipe, qui déménagera 79-81, Boulevard du Montparnasse en 1937. Lacasse et sa femme assurent les permanences. L’écrivain prolétarien Henri Poulaille, participe à cette aventure qui comporte aussi la création d’une revue. Il y exposera de nombreux jeunes artistes, notamment Poliakoff, de six ans son cadet. Si la notoriété de ce dernier est aujourd’hui bien supérieure à celle de Lacasse, sa peinture, peut-être plus radicale, lui doit stylistiquement beaucoup. Dans une interview de 1953, il reconnaît sa dette envers lui.

En 1940 Lacasse rejoint le général De Gaulle en Angleterre. Il s’y occupera d’un centre de rééducation de soldats blessés et, de 1943 à 1945, enseignera la céramique à Stoke-on-Trent. A son retour en 1945, il a le sentiment que d’autres l’ont supplanté dans la vie artistique parisienne. Il en gardera une amertume jusqu’à la fin de sa vie. Il est naturalisé français en 1947. Son œuvre, en revanche, s’épanouit et acquiert un équilibre et un élan qu’elle n’avait pas jusqu’alors.

Quand il accueille Foujino dans son atelier, Lacasse est un artiste reconnu. Jean Cassou vient d’acheter en 1951 une toile pour le Musée d’Art Moderne. En 1953, puis en 1956, Siegfried Bröse, directeur du Kunstverein de Fribourg-en-Brisgau organise des expositions itinérantes en Allemagne. En 1954, Denise René l’expose avec d’autres, parmi lesquels Vasarely, Poliakoff, Deyrolle, Jacobsen, Mortensen, et Dewasne. Il se lie d’amitié avec Tinguely qui viendra s’installer impasse Ronsin. De 1958 jusqu’à sa mort, en 1975, il sera exposé régulièrement à la galerie Jacques Massol (chez qui il introduira Foujino). Son travail est montré également en Angleterre par les Drian Galleries, en Italie, en Amérique. Aujourd’hui son œuvre est particulièrement prisée dans sa Belgique natale où plusieurs galeries continuent de la défendre. Une petite galerie parisienne, Callu-Mérite, rue des Beaux-Arts, l’expose très régulièrement. En 1994 le Musée d’art moderne et contemporain de la Ville de Liège organise une vaste rétrospective montrée l’année suivante au Couvent des Cordeliers à Paris, et donnant lieu à un catalogue très complet. Une exposition d’envergure la prolonge à la fondation Bemberg à Toulouse en 1996.

Comme le disait déjà, dans un article du Figaro du 9 septembre 1959, Raymond Cogniat : " Il s’agit d’un cas curieux, celui d’un artiste plusieurs fois découvert et oublié depuis des années, un des précurseurs de l’art abstrait , un des plus doués et des plus attachants par son caractère d’homme et l’éclat de sa peinture. Quelle malchance le poursuit qui le laisse dans l’ombre alors qu’il devrait figurer en tête ".

Foujino se rattache donc à cette mouvance abstraite empreinte de spiritualité. En effet, même s’il a pratiquement le même âge qu’eux, il n’appartient pas du tout à la même génération d’artistes que les " nouveaux réalistes ", comme Yves Klein, Arman ou Ben Vauthier, par exemple. Niçois tous les trois, peut-être ont-ils l’insouciance que donne le soleil du midi ? Aussi n’ont-ils pas vécu la guerre de la même façon que ceux dont les quelques années de plus seulement les ont fait mobiliser. Le climat a changé aussi. L’austérité de l’après guerre a laissé la place à une certaine prospérité. L’économie est en plein essor, l’industrie en recomposition. C’est le début de ce qu’on appellera " la société de consommation ". En tous cas pour le critique Pierre Restany, théoricien de ce " nouveau réalisme ", la peinture abstraite des années 50 " ne correspondait qu’à la nostalgie d’un passé immédiat marqué par la guerre […] Il fallait au contraire fermer la porte ". Les choses sont donc clairement dites et on comprend pourquoi il y a ce hiatus entre les années 50 et les années 60.

En 1968, la jeunesse du " baby boom " de l’après-guerre se rebiffe et les remises en question sont à nouveau à l’ordre du jour, mais sur un autre registre. La " contestation " est moins métaphysique et plus pragmatique. Le courant peut-être le plus caractéristique de cette période, qui se prolonge dans les années 70, est sûrement le groupe Supports-Surfaces, animé par Marc Devade, peintre et membre de la rédaction de la revue Tel Quel, d’inspiration maoïste au départ, et qui réunissait Daniel Dezeuze, Louis Cane, et Vincent Bioulès, entre autres. Ils s’opposent peut-être plus nettement encore aux peintres des années 50, parce que, contrairement aux nouveaux réalistes, ils se situent sur le même terrain, celui de la peinture qu’ils décident d’envisager d’un point de vue critique, en analysant, sans complaisance, les moyens qui la constituent. Ils veulent en finir avec une attitude néo-romantique. Mais c’est peut-être un peu l’histoire de " la poule aux œufs d’or " ?


La recherche d’une synthèse entre orient et occident (1953-1964)

La rapidité avec laquelle le paysage artistique a changé à Paris, dans les quelques années qui ont suivi son arrivée, fait que Foujino travaillera dans une voie très personnelle. Il a commencé à peindre à 11 ans : pour le guérir d’une maladie pulmonaire la famille avait passé une année à la mer et il y avait suivi l’enseignement du peintre Nakayama. A 15 ans il décide qu’il sera peintre. Quand il arrive à Paris, en 1953, il a 28 ans. Il a étudié la philosophie et les beaux-arts à Tokyo, découvert Cézanne et Renoir, qu’ils ne connaissait que par des reproductions, lors d’une exposition dans le tout nouveau musée d’art moderne de Kamakura en 1950, à laquelle il s’est rendu tous les jours. Il s’est tout récemment converti au catholicisme. Avide de formation artistique, il suit des cours à l’Ecole des Beaux-Arts, entre autres. Mais c’est finalement, dans un mode de formation plus initiatique, dans une relation individualisée avec Lacasse qui lui servira de maître, qu’il construit sa propre démarche. La personnalité très forte de ce mentor l’obligera d’ailleurs, après plus de deux années de relation étroite et quotidienne, à prendre ses distances pour trouver son propre chemin, que nous allons maintenant tenter de baliser. Bien qu’il soit toujours un peu arbitraire d’établir un tel découpage, on peut tenter de distinguer trois moments dans l’évolution de son œuvre.

Un peintre japonais est inévitablement dépositaire d’une tradition spécifique qui va de la calligraphie à un usage multiple du papier : le Japon est une civilisation du papier, depuis le pli de l’origami jusqu’à la construction des maisons, en passant par la technique très particulière de la peinture ancienne. C’est donc pétri des traditions culturelles japonaises – il vient d’une famille d’industriels aisée et cultivée – que Foujino a également appris, d’une façon peut-être encore superficielle mais avec habileté, les conventions de la peinture européenne. Aussi ses premières œuvres donnent-elles l’impression d’une application un peu académique. Cependant il est toujours intéressant de repérer, dans le langage d’un peintre, des structures récurrentes et, dans cette optique, même si elles ne sont pas un aboutissement, les premières œuvres sont souvent instructives.

Valentine Oncins, auteur d’un livre sur Foujino publié en 1995, constate que sa peinture "relève d’un espace organique, dépendant d’une double articulation : le linéaire du trait qui évolue librement", d’une part et, de l’autre, "l’agencement de plans colorés qui se déroulent en décrivant un mouvement spiralé; à partir d’un point (source lumineuse, blanc ou vide), ces plans tournoient pour atteindre les bords du tableau". Dès ses premières peintures figuratives faites à Paris, on perçoit déjà cette construction d’un espace pictural qui a pour ingrédients privilégiés, " le diagramme en escargot dont les formes se repoussent, s’emboîtent, se tressent " et " les lignes animées [qui] reflètent les parcours visuels ". Si le premier élément est une sorte de signe d’éclosion – le peintre jésuite André Bouler comparait les papiers collés de Foujino à de grandes fleurs – d’une réalité naturelle en expansion, le signe essentiel de la vie, le deuxième est un signe de mouvement et il se déploie avec une ampleur particulière dans ses réalisations d’architecture. Une troisième structure vient complexifier ces deux premières, " celle qui, par le face à face de formes semblables, se place sous le sceau du deux ". Voici donc, inévitablement simplifiées pour pouvoir être expliquées, les récurrences, les obsessions qui constituent la syntaxe interne de la peinture de Foujino, sa "logique constructive" (Cézanne).

Dans l’atelier de Lacasse le jeune peintre japonais a assimilé en accéléré les étapes de la peinture post-cézanienne. Détour obligé par Robert Delaunay : certaines peintures de Foujino évoquent ses fenêtres simultanées des années 1912-1914. Puis des peintures très mimétiques, dont on a parfois hésité, avant d’établir qu’elles étaient de l’élève et non du maître. Mais, assez vite, on le sent gêné aux entournures et l’espace lacassien, dans certaines toiles, semble voler en éclat. Et, dans cette explosion, où l’espace a du mal à se reconstruire, s’affirme un geste qui semble bien plus original parce qu’originel, une écriture plus lyrique, plus calligraphique peut-être, qui lui est personnelle et qui lui permet de renouer avec une certaine tradition de l’orient. On retrouve ce geste dans les innombrables petits lavis qu’il faisait tous les jours, comme un pianiste ses gammes et où transparaît peut-être l’essentiel de sa personnalité d’homme et d’artiste à la fois. Le geste, chez Foujino, précède, pour ainsi dire, la peinture, comme il l'a enseigné à
Alix. Ce geste essentiel que l'artiste doit apprendre à "lâcher" pour qu'il ne soit plus rien d'autre que la pure expression de lui-même, sans qu'il sache ni d'où il vient ni où il va, pure existence gestuelle, chargée du mystère de notre propre existence.

Ce n’est sans doute pas le divorce entre le dessin et le coloris, constitutif de la peinture occidentale depuis la Renaissance, que Foujino cherche à abolir. Il n’a pas lieu d’être pour un Japonais. La peinture est pour les orientaux un genre de " dessin à l’encre ". La difficulté qu’il cherche à résoudre, c’est de concilier le geste ou l’écriture picturale avec le système de plans qui, de toile en toile, l’obsède. Dans beaucoup de ces peintures intermédiaires (aux alentours de 1957-1964), on le sent hésitant à choisir entre l’une et l’autre : tantôt la gestuelle est souple et dynamique mais la construction manque d’assurance, tantôt la composition est assise mais elle est alors souvent statique, comme figée. Le galeriste Jacques Massol, auprès de qui Lacasse l’a introduit, apprécie cependant son travail et l’expose une première fois en 1960. Il le montrera dans sa galerie régulièrement jusqu’à la fin. Ces années-là, Foujino est très solitaire. Il déménage beaucoup. Il passe l’année 1961, tout seul à travailler, à Grand Bréau, un hameau isolé de Seine-et-Marne, dans une maison que lui a prêté Annette Coutrot, une amie de Sonia Delaunay, qu’il a connue par Lacasse et qui lui a déjà acheté des tableaux. C’est elle qui le fera connaître à Paul Chemetov – sa fille est l’amie d’enfance de Christine Chemetov, la fille du poète surréaliste Philippe Soupault. Et, en même temps qu’il va s’installer dans l’ancien atelier de Jean-Paul Laurens, à Fontenay-aux-Roses, où il travaillera jusqu’à sa mort, c’est cette même amie qui proposera sa maison de Paris, rue Boulard, qu’elle n’habite plus, au jeune couple, en 1962, juste après son mariage avec Marie Takada, sa fiancée depuis 10 ans, venue le rejoindre à Paris. Comme lui, est elle est catholique. Elle a été à Tokyo la secrétaire du père Arrupe, provincial des jésuites au Japon et qui prendra la tête de la congrégation à Rome, quelques années plus tard. Lui aussi, ayant vécu 27 ans au Japon, est, dans le champ de la spiritualité, à la recherche du point de rencontre entre les deux visions du monde de l’orient et de l’occident.


L’architecture du papier découpé (1964-1973)

Après avoir vu, en 1961, au Musée des Arts Décoratifs les gouaches découpées de Matisse, Foujino a comme la révélation des moyens plastiques, qui vont lui permettre de résoudre la contradiction sur laquelle il bute. Cette technique, à laquelle il a eu déjà recours, à l’instar de Lacasse et de nombreux peintres depuis Braque et Picasso, lui semble permettre de concilier le geste et l’espace. Il utilise d’abord une technique de " pochoir " : "Il prenait un gros pinceau japonais, de l’encre de Chine et il faisait un rythme ; et quand ce rythme lui plaisait ou plaisait aux amis, il faisait un découpage à partir des formes que ce rythme avait créés, et derrière les " fenêtres " qu’il avait fait apparaître, il travaillait les couleurs ", dit le Dr Gagey, un ami et collectionneur. Ainsi, en inversant, en quelque sorte, la chronologie de l’acte de peindre, il part de la couleur. "Il était très content d’avoir une bibliothèque de papiers, […] des rouleaux et des rouleaux. ", dit Christine Messmer, une amie peintre. Puis, de façon plus résolue, il se met à tailler des champs colorés qu’il assemble. Il a la sensation très forte que son geste se retrouve dans la découpe de la forme au cutter. De la même façon, Matisse disait : " Le papier découpé me permet de dessiner dans la couleur ", exprimant par là le sentiment qu’il avait que le conflit entre les deux se trouvait résolu. Foujino retrouve ainsi son geste, en même temps que ce geste produit un système de plans qui lui permet de satisfaire son désir d’espace. C’est donc tout naturellement que les morceaux de papier gouachés avec un large pinceau, puis découpés d’un geste souple et concentré, vont remplacer la sédimentation trop fixe des couches de peinture, d’autant que toute tentative est réversible. En déplaçant les éléments, on peut, à tout moment, revenir sur une décision. S’instaure alors une combinatoire aux possibilités infinies qui permet inévitablement, à force de tâtonnements, de trouver le meilleur des agencements possibles. D’autre part, le support perd sa position prédéterminante de subjectile. La toile blanche à remplir s’en trouve abolie. En effet, certains papiers découpés résultent seulement d’un assemblage : collés entre eux, ils ne sont pas fixés sur une toile ou un carton.

Au départ, l’usage de ce procédé est aussi lié à une certaine impécuniosité, à la suite d’une exposition à la Galerie des Contemporains, à Bruxelles, qui n’avait pas très bien marché et au retour de laquelle il avait dû s’acquitter de gros frais de douane. Sur un tableau, datant certainement de 1964, peint à l’huile dans des tons de gris, de jaune et d’orange, exaltés par un vert plus sourd, quelques morceaux de papiers gris, jaune et orange, sont collés sur la toile. Il s’agit probablement de la première intrusion dans la peinture du papier découpé. L’espace du tableau en tire une puissance et une profondeur qu’il n’aurait pas sans cela. De cette toile, qui témoigne de la fulgurance de l’instant d’invention, émane une intensité particulière.

La " logique constructive " de la peinture de Foujino rencontre alors la préoccupation de jeunes architectes qui s’enthousiasment pour son travail. Le groupe avec qui il se trouve engagé s’appelle l’A.U.A., l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture. Il réunit à Bagnolet des architectes, proches du Parti Communiste, et soucieux d’une pratique pluridisciplinaire de l’architecture sociale comme Chemetov, J.Deroche ou Jean Perrottet.

Ainsi, avant même d’avoir pu explorer toutes les potentialités du nouveau système de peinture qu’il venait de trouver, Foujino se trouve embarqué dans une aventure qui va orienter son oeuvre dans une conquête physique de l’espace. En effet, la plupart des papiers découpés de cette première génération, caractérisée par des aplats de couleur sans modulation, qui étaient dans l’atelier à sa mort, datent plutôt de 1969 à 1974, alors que dès 1965, Paul Chemetov le charge de la conception de deux cloisons pour la salle commune d’un foyer à Romainville près de Paris. " Divisant l’espace, elles guident le regard en perspective pour réaliser ce rêve, ancien et moderne, du tableau et du mur devenus parois de verre. Ces cloisons posent les articulations du vide et du plein, de la matérialité et de la dématérialisation, de l’intervalle dans son sens étymologique d’entre deux, mais aussi de l’opacité et de la transparence ", dit avec justesse Valentine Oncins, dans un article sur la participation de Foujino à des ouvrages architecturaux. Sur des photographies du bâtiment en construction, avant qu’il ne soit couvert et avant que ces deux parois intérieures ne soient recouvertes de céramique de couleur, la puissance plastique de ces murs ajourés semble plus forte encore. " Remplacer un mur entier par une valeur picturale, c’est nier le mur en tant qu’opacité, c’est découper une fenêtre qui ne regarde pas au dehors, mais qui regarde la peinture ", dit Paul Chemetov.

En 1971 il crée le mur d’entrée du Centre d’Action Sociale de Vigneux. La confrontation de la maquette faite par Foujino avec certains papiers de la même époque est éclairante. C’est comme une mise en volume du tableau pour englober le spectateur dans la peinture. Foujino disait : " Mon idéal est d’animer l’espace ou le volume, souvent géométrique du cadre architectural en lui apportant l’expression du souffle de la vie par les compositions de formes libres qui font sentir la main de l’homme ". Il ne s’agit donc pas d’une intervention décorative anecdotique, mais d’une action visant à donner à l’espace sa chaleur, sa charge affective. C’est pourquoi le travail de Foujino avec les architectes ne se situa pas dans le cadre du 1% du budget consacré à des œuvres d’art souvent plaquées. " Je faisais passer le travail de Foujino dans le prix du gros-œuvre ", dit Chemetov, " Quand c’était fini, les municipalités découvraient une œuvre d’art, de plus, gratuite ". Bien sûr cela implique aussi que Foujino n’était que modestement rétribué pour un travail qu’il accomplissait avec une grande conscience et un souci de la perfection. Les matériaux étaient toujours ceux de la construction. Comme le dit J. Deroche : "Foujino a toujours travaillé avec des matériaux pauvres, du béton, des grès-céram qui sont des matériaux HLM ". Par ailleurs, bien souvent, Foujino ne répugnait pas à travailler lui-même à la réalisation.

Parmi toutes ses collaborations avec des architectes qu’il faudrait décrire, le stade nautique de Châtillon-Malakoff, avec Deroche et Chemetov en 1972, est particulièrement intéressant dans sa manière de solliciter le spectateur-promeneur. L’entrée accueille le visiteur dans une mosaïque qui coule sur les murs et sur le sol, évoquant l’eau, la mer – peut-être y perçoit-on comme une cartographie imaginaire d’un archipel lointain ? – La pataugeoire, destinée aux plus petits, associe un sol, rempli de surprises, dans le labyrinthe de ruisseaux qu’il invite à suivre, et des murs, traités comme des bas-reliefs, où la planéité du béton est rythmée par des vides, des échancrures, comme autant de failles ou de petites grottes, conférant à ce matériau moderniste un genre de géologie. Cette œuvre, destinée, de fait, à de très jeunes enfants et appréhendée par eux comme un espace de jeu, dans une piscine – mais certains artistes conceptuels, l’anglais Bainbridge par exemple, n’ont-ils pas, à la même époque, mis en question le statut de l’œuvre – passe un peu inaperçue ; mais elle sollicite le "regardeur" plus physiquement encore que dans les œuvres monumentales de Jean Dubuffet, comme le " jardin d’hiver " au Musée National d’Art Moderne par exemple, puisqu’elle le convie, en maillot de bain, à jouer de son corps. Malheureusement elle a été badigeonnée de maladroites reproductions de Mickey, faites par les enfants des " centres aérés " et leurs éducateurs. Ce qui, tout à la fois, est un bien triste témoignage de la sensibilité esthétique moyenne du français, mais aussi la preuve paradoxale de l’adéquation de cette œuvre au programme dans lequel elle s’inscrivait.

Dans les années 70 Foujino est aussi très impliqué dans des animations de murs, intérieurs ou extérieurs, qui projettent le tableau à une échelle toute autre. Mais, pour lui, ce qui compte, c’est la justesse des proportions. " Pour moi, la taille de peinture se trouve à l’intérieur de combinaisons de formes. La taille extérieure, un mètre ou cent mètres, etc, sert uniquement pour faciliter au peintre de s’exprimer comme moyen. Donc agrandir ou diminuer une peinture ou un dessin n’est pas un problème d’honnêteté mais de maintien du rapport des formes ", disait l’artiste lui-même. Là encore se perçoit l’influence de Lacasse. Comme le dit Christine Messmer, " c’est lui qui a appris à Paul le métier de peintre en bâtiment, cette dimension de la grande surface ". Parfois le format est même tout à fait impressionnant, comme le mur de 320 mètres de l’usine Hispano-Suiza, peint en 1979, " où il s’est amusé à une série de pulsations de couleurs ! Les mêmes couleurs que dans les publicités Saint-Raphaël Quinquina qu’il admirait à son arrivée en France ", explique son ami sculpteur, le père jésuite Jean-Marie Tézé. Ce mur développe une musicalité des formes peintes, en intégrant les fenêtres et les bouches d’aération du bâtiment industriel, rythmée par la " basse continue " de la ligne brisée caractéristique de son toit d’usine en dents de scie. On perçoit bien là un autre aspect de la sensibilité de Foujino qui, enfant, avait envisagé d’être musicien. L’œil du spectateur, ne pouvant englober la totalité, doit se laisser courir tout du long. Le dynamisme de cette peinture murale est d’autant plus évident qu’elle domine les six lignes blanches d’une piste de stade, traçant comme une portée musicale sur la terre rouge, en harmonie avec sa tonalité générale. On retrouve là toute l’attention avec laquelle Foujino prend en compte le point de vue de ceux qui vont se trouver vivre avec ses œuvres, ici, des petits élèves de banlieue, en cours d’éducation sportive. Ce mur, qui était mitoyen avec un collège pour lequel Foujino travaillait avec l’architecte Georges Noël, a été détruit récemment, à la suite d’une opération immobilière sur l’emplacement de cette usine d’aviation désaffectée.

D’autres interventions, plus classiques, sont marquées du sceau de ses obsessions formelles. Ce sont des décorations intérieures, peintures murales ou tapisseries. D’un format presque carré, la tapisserie pour le Palais de Justice de Beauvais, demandée par Georges Noël, et dont le carton date de 1972, exprime un mouvement d’expansion ascensionnelle dans des tons dominants de jaunes et d’orangés, autour d’un centre équilibré de deux petites masses sombres qui se font contrepoids. En 1979, à la demande du père Tézé, Foujino conçoit la grande composition passante du hall du Centre Sèvres à Paris. La structure dominante est celle d’un mouvement linéaire ondulant qui accompagne la traversée de cet espace. L’année de sa mort, en 1982, Paul Chemetov qui vient de remporter, avec Borja Huidobro, le concours du nouveau Ministère des Finances, à Bercy, décide de reprendre un petit collage de 1979, d’une vingtaine de centimètres, pour faire tisser, par les lissiers de la manufacture des Gobelins, une longue tapisserie de près de 20 mètres. Au centre, deux formes gémellaires – deux cœurs ? – s’enlacent, comme un grand papillon, propulsant, de part et d’autre, des lignes rayonnantes et souples, jusqu’aux deux bords, dans des roses lumineux sur un fond de noir et de bleu éteint.


La quête de la profondeur et de la lumière (1973-1982)

Les travaux d’architecture vont de pair avec la poursuite du travail d’atelier. C’est la même vision qui se déploie sur le plan du tableau ou dans l’espace bâti. Ainsi, par exemple, le sol du parvis du Collège Gustave Courbet, en 1977, à Romainville, bien que dans un chromatisme très différent, est formellement très proche d’un papier collé, probablement de la même année, et repris, agrandi, à l’huile sur toile, peu après. Depuis quelques temps déjà, les dégradés sont apparus sur les papiers gouachés, leur conférant la troisième dimension de la profondeur, quand on les regarde avec un œil avide de perspective, ou avec le souvenir des atmosphères fondues de la peinture japonaise – peut-être cela marque-t-il sa conquête de l’espace ? – mais on peut aussi les voir, à plat, comme une réminiscence des moires de soie miroitantes des kimonos et des tissus d’orient. " A la cinémathèque, pendant l’entracte, Paul me montre l’effet de dégradé progressif de la lumière sur les murs. Il admire la perfection de cet étirement, passage insensible d’un clair à un plus clair. Et il me parle du procédé de sérigraphie, par lequel un ami japonais obtient des dégradés de grande sensibilité ", se souvient le peintre-verrier J. Cadet. Il n’est pas indifférent que ce soit dans l’obscurité d’une salle de cinéma que Foujino ait fait cette remarque à son ami. Car, bien au delà de l’image et de l’espace, c’est bien d’une recherche de lumière qu’il s’agit.

Dans les papiers découpés de cette époque cette quête de la lumière est manifeste. Mais elle se fait plus douce et plus discrète. Dans les années 1974-1978, en particulier, les tons privilégiés sont souvent des dégradés de mauve et de violet : l’extrémité du spectre, limite au delà de laquelle votre vision n’est plus valable, le début de l’ultra-violet, le commencement de l’invisible. Cette couleur est presque de deuil, en tous cas pour les chinois ; c’est la couleur que " les vieilles dames choisissent pour leurs robes ", comme le notait Kandinsky, dans son livre Du Spirituel dans l’art. Elle rappelle également les vêtement sacerdotaux et les voiles aux tableaux dans les églises, en période de carême dans la liturgie catholique, du moins telle qu’elle avait cours avant le Concile de Vatican 2, c’est à dire au moment où Foujino est arrivé. Parfois même, comme ce fut le cas en 1980, les dégradés ne sont que du noir au gris. Achromes. "Plutôt que de se faire d’autres austérités, il faisait son carême en noir et blanc. Il se privait de la couleur. Par cette ascèse du noir et du blanc, il supprimait le goût de la peinture. Il avait peur de se laisser aller à cette saveur " (C.Messmer). Il ne s’agit pas de dolorisme masochiste – Foujino était un homme joyeux – mais de concentration mentale. Quand Picasso et Braque ont abordé la spéculation du cubisme, ils ont, eux aussi, renoncé à la couleur "fauve" pour des gris, des ocres et des terres, afin de mieux porter leur attention sur le dessin de l’espace et la question du point de vue. Chez Foujino, cette recherche de lumière rejoint une quête de la Lumière, une quête de Dieu.

Les toutes dernières années de sa vie – mais pour Foujino c’était tout simplement le milieu de la cinquantaine ! – on assiste au retour de la peinture à l’huile sur toile. Les formats sont importants. Il s’agit de reprises agrandies de papiers découpés. La composition est scrupuleusement respectée dans ses proportions. La technique virtuose du dégradé avec un gros pinceau est la même que pour gouacher les papiers, mais inclut l’usage de caches et de bande adhésive. Le résultat est surprenant et le spectateur s’y reprend à deux fois avant d’être bien sûr que ce ne sont pas des papiers collés. C’est comme si Foujino voulait tourner la page, ou, du moins, finaliser, établir le bilan de ses recherches d’assemblage. Il se dégage en tous cas de ces derniers tableaux une impression magistrale. Symétriquement, comme si la boucle devait être bouclée, de petits travaux, proches de la maquette pour la " fresque " du centre Sèvres, mais bien plus complexes encore dans leur digitations dentelées à l’extrême, tentent de transcrire, en papier découpé, les traînées de coups de pinceau. Y aurait-il là une volonté de se distancier du geste de peindre ? Une méditation critique ? Une tentative de rendre la peinture plus difficile, pour qu’elle résiste, pour déjouer le piège de la virtuosité du geste et des automatismes conditionnés. Dans son livre L’Ordre caché de l’art, Anton Ehrenzweig explique que " Le médium, en frustrant les intentions conscientes de l’artiste, lui permet d’entrer en contact avec les parties les plus enfouies de sa personnalité et de les faire remonter à la surface, pour les livrer à la contemplation consciente ". C’est la dureté du marbre qui donne au David de Michel-Ange sa souple et subtile puissance. Un ami comparait le travail de Foujino à celui, physique, du sculpteur. Derrière l’apparence trompeuse de légèreté, le découpage s’apparente à la taille directe.

L’évocation de Michel-Ange amène à parler de l’église de Cuvat. Comme la Sixtine du premier, c’est une architecture ingrate, un parallélépipède sans charme et sans mystère, " comme une salle rectangulaire de cinéma ". Édifiée au 19ème siècle, elle est dans un état de vétusté que son isolement dans la campagne humide de la Savoie n’a pas arrangé. Sous un plafond en faux caissons dans une grisaille bleuté, parsemée de petites fleurs de lys, la décoration intérieure exprime une dévotion surannée. La nef trop basse rend l’église sombre. Il s’en dégage une impression de tristesse. L’abbé Morel, le courageux curé du village, prend le parti d’une rénovation radicale de son église, plutôt que d’une stricte restauration du décor. Le seul bel objet de l’église est un Christ en bois du 15ème siècle, mais qui a été relégué sur un mur latéral.

C’est autour de ce Christ que Foujino va orchestrer un espace d’une joie rayonnante. Après restauration du bâtiment et peinture en blanc de tout l’intérieur, après dix-sept jours de traçage des motifs, Foujino peint seul, en quinze jours, la totalité de la surface intérieure. Foujino disait : " Je cherche une dimension murale d’une tendance abstraite qui se crée par les rapports négatif-positif des formes ". A partir du crucifix placé au centre, au fond du chœur, d’amples bandes de couleur jaune, orangé et gris – couleurs entrevues dans les catacombes de Rome, mais peut-être aussi celles des robes de certains moines bouddhistes, en tous cas des temples et des portiques shintoïstes – enveloppent l’espace de la nef, comme un scénographie de la résurrection. N’ont été conservés que certains morceaux de peinture iconographique datant de la construction, réduits à des médaillons, au plafond. Fragmentaires, ils perdent leur vieillerie saint-sulpicienne et s’intégrent à la scène qui se joue. Le blanc domine et l’église de Cuvat est baignée de lumière. Compagnon de Foujino à Vie Chrétienne, un mouvement de spiritualité inspiré par Saint-Ignace de Loyola, Jacques-Yves Toulouse disait : "Décorer l’extérieur, l’œil se projette, c’est toujours assez plat. Mais quand on est à l’intérieur, c’est une dimension supplémentaire, qui est l’enveloppement : l’homme est inséré ". Comme dans la grande tradition de la fresque, de Giotto à Masaccio, on peut lire dans l’agencement de l’église de Cuvat tout un contenu théologique. Le résultat convainc les habitants. Dans le journal local, le courrier savoyard on peut lire : " L’école primaire se trouvant à deux-cents mètres de l’église, les enfants sont venus voir l’avancement de la peinture presque tous les soirs après leurs classes et ils ont communiqué leur enthousiasme à leur parents et grand-parents.[…]Le courant de sympathie a permis de vaincre l’hostilité de quelques paroissiens. Vers la fin des travaux, le Christ a été posé au centre du chœur "


Une posture d’artiste exemplaire

Foujino est mort brusquement, le 1er mars 1982. Après Cuvat, comme le vieillard Siméon de l’Evangile, il avait dit à sa femme : "Maintenant je peux mourir tranquillement. Grâce à l’aide de Dieu et des autres, j’ai pu décorer la Maison du Père. Mon rêve est devenu réalité, et je rends grâce au Seigneur ". Curieusement, malgré la soudaineté de sa disparition, son œuvre semble être arrivée à un terme. Elle constitue un tout d’une grande cohérence. Il en est de même de sa vie d’homme. Tout est toujours placé chez lui sous le signe de la dualité, de la tension des complémentaires, à l’image de ces formes doubles qu’il aimait : le plan et le volume, le geste et l’espace, le centre et le mouvement, la générosité sociale et la ferveur mystique, l’exigence et la douceur, la France et le Japon…

Si l’œuvre de Foujino reste si peu connue aujourd’hui c’est probablement en raison de l’exil dans lequel s’est joué son destin de peintre, de l’histoire de son époque et aussi de sa modestie. Mais c’est peut-être aussi cette solitude qui lui aura permis de développer, puisant en lui le ressort de son action, cette grande cohérence et cette forte singularité. A l’écart de la recherche d’une réussite sociale ou financière, Paul Foujino a creusé son sillon. Il a fait ce qu’il pensait avoir à faire de sa vie d’homme et d’artiste. Tous ceux qui l’ont connu ont attesté de son souci des autres. Et c’est l’intensité de cet esprit par lequel il était animé, qui, 20 ans après sa mort, anime encore l’enthousiasme de tous ceux qui veulent faire connaître son œuvre et perpétuer son souvenir. La dimension humaine et spirituelle de cet artiste est peut-être la chose la plus forte qu’il ait laissée, proposant par là-même une figure d’artiste, plus que jamais, d’actualité, dans un contexte mondial inquiétant où, au delà d’un simple rôle d’amuseur ou d’observateur, " l’artiste contemporain " a très certainement une responsabilité à tenir. Foujino disait que " les peintures doivent s’évanouir ". Il suggérait, en souriant, que son oeuvre soit détruite pour éviter d’encombrer. " De temps en temps, raconte Marie Foujino, je lui disais : si tu meurs avant moi, qu’est ce que je vais faire de tes œuvres ? Il m’a toujours dit : tu n’as qu’à les brûler ". Sa réponse est sans doute caractéristique de ce que, pour lui, la substance de l’œuvre ne se limite pas à son existence matérielle, qu’elle tient bien plus à l’attitude, à ce que Marcel Duchamp aurait sans doute appelé la " matière grise ". C’est ce même souci d’immatérialité et de spiritualité qui le portait, dans ses collaborations avec les architectes, à concevoir la peinture, non pas comme la fabrication d’un bel objet destiné à orner un mur, mais comme le signal d’un geste ample et généreux, qui tente, à sa façon de transformer le monde. Contemporain des " nouveaux réalistes " ou des peintres du groupe " Supports-surfaces ", qu’il ne fréquentait pas, il a, lui aussi, par des moyens bien différents parce que plus intériorisés, développé une " pratique sociale " et une " pratique critique " de l’art, telle que l’époque l’exigeait. Il l’a fait avec exigence et humilité.

Ivan Toulouse

Ivan Toulouse est peintre, il enseigne à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis (Département des arts plastiques) comme Maître de Conférences.

Ce texte reprend celui d’une conférence donnée à Tokyo, à la Maison franco-japonnaise, et coorganisée avec la Société franco-japonaise d’art et d’archéologie, avec traduction alternée en japonais, à l’occasion de l’ouverture de la rétrospective Foujino au Musée d’art moderne de Shiga (près de Kyoto) le 16 avril 2002.

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